Président du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD – Terre solidaire), Guy Aurenche vient de publier un livre d’entretiens, avec François Soulage (président du Secours catholique), intitulé : Le pari de la fraternité*. Avec un message central : le service du frère n’est pas l’appendice, mais le cœur de la foi chrétienne.
Entretien.
Propos recueillis par Laurent Grzybowski
Pourquoi considérez-vous que la fraternité est un « pari » ?
Vivre la fraternité avec les hommes et les femmes d’aujourd’hui, avec ceux que nous avons choisis comme avec ceux que nous n’avons pas choisis, c’est découvrir que, quoi que nous fassions, nous dépendons les uns des des autres. Il en va de notre avenir, de notre survie même. Plus personne ne peut prétendre aujourd’hui sauver la planète tout seul dans son coin. Cette découverte n’est pas seulement un devoir, elle est une reconnaissance, dans tous les sens du terme : une prise de conscience et une action de grâce. L’Evangile nous invite à goûter la fraternité. C’est un pari dans la mesure où il nous faut accepter de suivre une direction qui n’est pas la plus naturelle, c’est le moins que l’on puisse dire. Faut-il rappeler que le récit biblique commence par un fratricide ? Face à la mondialisation, plusieurs attitudes sont possibles : la concurrence absolue, avec l’élimination de l’autre (« je te bouffe »), la compétition (« que le meilleur gagne »), le repli sur soi ou le partenariat. C’est cette voie que nous avons choisi d’emprunter au CCFD-Terre solidaire, en développant des expériences de partage entre le Nord et le Sud, en militant pour redonner de la vigueur au multilatéralisme dans les relations internationales.
Quel est le rôle de l’Eglise catholique dans ce processus ?
Avec le concile Vatican II, l’Eglise catholique a parfaitement intégré cette notion d’interdépendance. Elle s’est ouverte au monde, non pour le fustiger ou lui faire la leçon, mais pour dialoguer avec lui. Jean XXXIII parlait d’une Eglise qui soit en « conversation avec le monde ». C’est d’ailleurs ainsi qu’est né le CCFD en 1961. Il ne s’agissait pas d’une lubie ou d’une action pour se donner bonne conscience. Il s’agissait de répondre à un appel du monde, en l’occurrence celui de la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture face au scandale de la faim. Dès l’origine, en agissant contre la faim et pour le développement, les chrétiens ont eu parties liées avec le monde. C’est aussi la raison pour laquelle le CCFD s’inscrit aujourd’hui dans le mouvement altermondialiste : penser global et agir local. J’ajouterais également : agir global. Il faut penser nos problèmes locaux à l’échelle du monde. Cela exige une mise en réseau. On ne sortira pas de la crise en France, si nous n’agissons pas au niveau mondial et européen.
Selon vous, l’Eglise catholique est-elle encore suffisamment en dialogue avec le monde ?
Pas assez. Il faut qu’elle continue d’accepter de se laisser interpeler par la société. Prenons l’exemple des droits de l’homme. L’Eglise a du mal à se laisser questionner sur la place réservée aux femmes ou sur le rôle de l’autorité et l’exercice du pouvoir. Dans ce domaine, comme dans d’autres, il ne s’agit pas de se conformer au monde, mais d’accepter de se laisser interpeler par lui. L’Eglise catholique n’est pas au-dessus de la mêlée. Jésus lui-même s’est laissé interpelé par la Samaritaine. Il a commencé par lui demander à boire. Et nous ? Sommes-nous capables de demander à boire à ceux qui ne pensent pas comme nous, ne croient pas comme nous, ne vivent pas comme nous ? Les plus pauvres, notamment, ont beaucoup à nous apprendre et à nous donner. C’est tout le sens de la démarche Diaconia.
Le CCFD-Terre solidaire, que vous présidez, et le Secours catholique vivent ce dialogue avec les personnes en situation de pauvreté ? Or, il se trouve que ces deux organisations sont parfois mises en opposition dans leur manière d’agir ? Qu’en dites-vous ?
En effet, pour faire simple, certains pensent que les catholiques de gauche sont au CCFD et les catholiques de droite au Secours catholique. Ce fut peut-être vrai, mais aujourd’hui on ne peut plus dire ça. Ces deux organisations sont parfaitement complémentaires. Le cheminement global du bénévole du Secours catholique, c’est de partir des réalités sociales très locales pour s’ouvrir parfois à l’international. Le militant du CCFD fera le chemin inverse. Les situations mondiales l’amène à s’interroger sur ce qu’on peut changer en France. Ces deux cheminements se rejoignent. D’où l’engagement commun du CCFD et du Secours catholique contre les paradis fiscaux. Autre différence : la quasi totalité des partenaires du Secours ce sont les Caritas locales, directement liées à l’évêque du lieu. Ce qui n’est pas le cas au CCFD puisque plus de la moitié de nos partenaires ne sont pas liés aux Eglises locales. La dimension d’engagement politique du CCFD a toujours été flagrante, claire et nette. Elle se dévoile petit à petit aujourd’hui dans l’action du Secours catholique.
Il n’y a donc pas d’opposition entre ces deux organisations ?
Certains observateurs voudraient nous opposer. Or, nous avons bien plus de points communs que de différences. Nous portons ensemble la pensée sociale de l’Eglise : pratique de la charité inconditionnelle, engagement auprès des plus pauvres, transformation des structures… Le combat pour la justice est indissociable de l’exercice de la charité. La doctrine sociale de l’Eglise catholique n’apporte pas de solutions toutes faites, mais indique la direction. Par exemple, le choix de la solidarité, le respect de la dignité de la personne humaine, ou encore le principe de destination universelle des biens. Lorsque Jean-Paul II affirmait que « la propriété privée est une hypothèque sociale », un emprunt à la société, il allait à l’encontre du modèle dominant. C’est encore ce que nous faisons.
Est-ce un travail d’évangélisation ?
Nous vivons joyeusement et sereinement un certain type de présence de l’Eglise au monde. Pour nous, la sécularisation n’est pas une catastrophe. C’est l’Eglise en conversation, en alliance, en co-construction avec le monde. Et cela nous rend heureux du fond de notre foi chrétienne. Le risque du repli identitaire dans l’Eglise n’est pas une fable, c’est une réalité… Ce n’est pas la nôtre. Nous, nous trouvons notre joie dans le dialogue, dans l’engagement politique au sens noble du terme. Redire que l’argent n’est pas une fin en soi, qu’il est fait pour être partagé et permettre aux hommes d’être heureux, ce n’est quand même pas révolutionnaire ! Que des catholiques puissent nous critiquer sur le fait que nous combattons les paradis fiscaux (qui créent indirectement de la misère en France), montre à quel point nous pouvons être contaminés par les idées dominantes. Non, le profit maximum ne doit pas être la règle et la redistribution des biens l’exception !
N’avez-vous pas le sentiment que les jeunes sont plus individualistes que leurs aînés et qu’ils ont plus de mal à s’inscrire dans des actions collectives ?
Tout dépend ce qu’on leur propose. Il ne faut pas essayer de faire entrer les jeunes dans un cadre. Si on leur confie des responsabilités, ils sont capables de s’engager et de faire des miracles. Si on prend le temps de les rencontrer et de les écouter, on découvre à quel point ils sont sensibles à l’idée même de fraternité. Ces jeunes, fiers d’être des individus autonomes, constatent qu’ils le sont grâce aux solidarités dont ils ont eux-mêmes bénéficié. Dans notre monde formaté par le libéralisme, qui génère de l’individualisme au plus mauvais sens du terme, il faut redécouvrir avec eux les solidarités dans nos expériences personnelles. La multiplication des fêtes de quartier et de voisins, l’ampleur de la fête de la musique, le succès des festivals en tout genre, sont des signes positifs de ce besoin de liens. L’évolution ds modes de production, la pression des médias et de la publicité ont détruit des lieux de solidarité, mais je remarque qu’on en invente d’autres. Il n’y a qu’à voir le succès que rencontre auprès des jeunes une association interreligieuse comme Coexister. Ne nous enfermons pas dans une analyse morose et déprimante de la société qui ne serait dominée que par la montée de l’individualisme. Il y a de nombreuses raisons d’espérer.
Propos recueillis par Laurent Grzybowski
Publié le 30/10/2012
* « Le pari de la fraternité », Entretiens de Guy AURENCHE et François SOULAGE, recueillis par Aimé Savard, Aux éditions de l’Atelier, 240 p., 22 €.
A LIRE : la présentation sur le site du CCFD-Terre solidaire : « A l’occasion de la parution du livre Le pari de la fraternité », téléchargeable (en pdf) ci-après : CCFD-LivreAurenche-Soulage