Le directeur de la revue littéraire “Nea Hestia”, la “NRF” grecque, examine la place et le rôle des intellectuels dans le marasme où se trouve le pays, évoque les raisons de la montée de l’extrême droite et la place de la Grèce en Europe. Stavros Zoumboulakis, directeur de la revue littéraire Nea Hestia, prépare un numéro sur la crise. D’orientation sociale-démocrate, la revue, la plus ancienne de Grèce (née en 1927, elle se situerait en France entre La NRF et Esprit), évite, selon son directeur, « les thèses nationalistes » ; mais aussi « le gauchisme très répandu dans les milieux intellectuels grecs ».
Entretien
Propos recueillis par Alain Salles, correspondance d’Athènes
Comment ressentez-vous la crise à ” Nea Hestia ” ?
L’édition va très mal. Je réduis la pagination. Aucun numéro ne fait plus de 160 pages – nous en faisions parfois le double. De nombreuses bibliothèques publiques ont interrompu leur abonnement faute de moyens. Nous vivons dans une économie réduite, mais nous y arrivons. Si la crise s’aggrave, ce sera plus compliqué.
Qu’est-ce qui vous a conduit à construire un numéro sur la crise ?
Nous avons pour tradition de participer au débat public. Nous avions fait un numéro spécial après les émeutes de décembre 2008 (qui ont suivi l’assassinat par un policier d’un lycéen de 15 ans). La crise sans précédent que l’on traverse a des aspects techniques très importants. Aussi, ceux qui ont pris la parole sont souvent des économistes, qui expliquent la situation des banques, des taux, etc. On a vu ensuite des textes de professeurs de sciences politiques qui essaient de voir les racines grecques de la crise, dans le domaine politique. Le grand malade de la Grèce, c’est l’Etat, clientéliste et corrompu. C’est ce système politique depuis trente ans, pas seulement les deux dernières années, qui est responsable de notre situation. On voit émerger des idées intéressantes dans ces domaines.
Je trouve qu’il y a encore peu de textes d’intellectuels sur les raisons profondes de la crise. Le philosophe Stélios Ramfos obtient un vrai succès d’audience, en essayant de trouver les racines de cette situation dans l’histoire et la mentalité grecque. Je suis convaincu que cette crise aura des effets très profonds sur la façon dont les Grecs se pensent, sur la façon dont ils voient leur histoire et ce qu’ils sont. Mais cela est en train de se produire. Il n’y a pas eu non plus de grands romans sur la crise. Il faut encore quelques années de maturation.
Il y a une vraie effervescence dans le monde du théâtre. Pas tellement dans les grands théâtres, qui ont des difficultés, mais chez de petites troupes qui jouent dans des cafés, dans des maisons, partout où elles peuvent.
Vous avez consacré l’éditorial de votre dernier numéro à la montée de l’extrême droite. Comment expliquez-vous qu’elle progresse dans sa composante la plus fasciste avec le parti Aube dorée, qui a recueilli près de 7 % des suffrages aux législatives du 6 mai ?
La question de l’immigration est, comme dans d’autres pays d’Europe, le terrain fertile pour faire progresser Aube dorée. La combinaison de la crise et de l’immigration explique son résultat. Mais il y a aussi en Grèce tout un discours, depuis plusieurs années, qui permet la déculpabilisation de l’extrême droite. Les autres partis tiennent des déclarations tantôt très violentes, tantôt naïves, sur l’immigration, à Nouvelle Démocratie (conservateur), mais aussi au Pasok (socialiste), ce qui tend à banaliser les propos de ce parti néonazi.
Mais il y a aussi des causes historiques et intellectuelles. Après la fin de la dictature des colonels (1967-1974), le paysage intellectuel était dominé par la gauche. Les communistes ont été torturés et exilés par la junte comme ils l’avaient été après la guerre civile (1946-1949). Peu à peu, à partir des années 1980, on a vu venir des historiens qui ont commencé à mettre en doute le récit communiste sur la guerre civile et l’occupation. On a pris l’habitude de donner la parole à d’anciens ” collabos “. Il y avait des débats à la télévision, dans les journaux. Et beaucoup de livres sont parus sur la période des années 1940 et 1950. C’est une garantie de succès. Les livres sur cette période sont très populaires.
C’est au même moment qu’on a vu se répandre un discours de droite très nationaliste, qui était impensable à la fin de la dictature. Ce courant s’exprime dans des partis populistes comme le LAOS ou les Grecs indépendants (un nouveau parti qui a réalisé 11 % des suffrages le 6 mai). Ces deux formations sont issues de Nouvelle Démocratie. Le président du LAOS, Georges Karatzaféris, a tenu des propos antisémites, ce qui ne l’empêchait pas d’être invité régulièrement à la télévision. La participation de membres du LAOS au gouvernement de coalition dirigé par Lucas Papadémos est l’un des axes majeurs de cette déculpabilisation de l’extrême droite, sa légitimation absolue. On franchit une étape supplémentaire avec un parti néonazi, dont le chef dit ouvertement qu’il est fasciste, nie l’existence des chambres à gaz et regrette la junte.
L’Europe a joué un rôle d’attraction pour la jeunesse et les intellectuels grecs. Cela peut-il changer ?
Le sentiment des Grecs à l’égard de l’Europe a toujours été très ambigu. La Grèce, culturellement, appartient à l’Europe mais, géographiquement, elle est à sa lisière. Sur le plan des arts, la littérature néogrecque a été en dialogue constant avec l’Europe. On retrouve au contraire l’influence de l’Orient dans la musique ou la cuisine. A partir de 1974, il est clair que l’orientation politique grecque s’est située vers l’Europe. Pour ma génération, elle était porteuse d’espérances, c’était l’Europe de la culture et des idées démocratiques. Pour celle de mes enfants, c’est l’Europe du chômage, de l’austérité, de la pauvreté et de la montée de l’extrême droite. C’est un véritable choc.
Propos recueillis par Alain Salles
Source : article publié dans le Cahier du Monde n° 20964 « Le Monde des Livres », daté du 15 juin 2012.