L’Espagne désenchantée – Chroniques d’un pays en lutte face à la crise
Par Sandrine Morel
Entre 1500 et 2000 agents devraient été déployés dans Madrid entre le samedi 12 et le mardi 15 mai à l’occasion du premier anniversaire des “indignés” espagnols, selon la presse. Un effectif record qui témoigne de la tension avec laquelle les autorités attendent les célébrations de ce mouvement de contestation citoyen, dont les images avaient fait le tour du monde l’an dernier.
“Il n’y aura pas de campements,” a insisté mercredi 9 mai à plusieurs reprises la déléguée du gouvernement de Madrid, Cristina Cifuentes, en référence au “village” autogéré, qui avait occupé la Puerta del Sol de Madrid durant un mois avant de préciser que seront autorisées 35 concentrations durant quatre jours. En revanche, elle a refusé que les indignés se concentrent sur la place publique durant 96 heures de suite, comme ils entendent le faire.
Sur les réseaux sociaux, les indignés ont prévenu qu’ils ne respecteraient pas les ordonnances municipales et critiqué la décision du gouvernement madrilène de filmer les manifestants. Selon le 15M (nom du mouvement en référence à sa date de naissance), le gouvernement utilise la “stratégie de la peur” afin de décourager la participation des citoyens aux actes pacifistes qu’entendent célébrer les indignés.
Mercredi, les indignés n’ont pas réussi à installer leur point d’information comme ils le souhaitaient et un groupe de retraités qui rassemblaient des signatures pour la défense des pensions s’est fait lui aussi déloger par la police.
Pénaliser la résistance passive
Déjà, en avril, peu de temps après la grève générale du 29 mars durant laquelle, à Barcelone, des groupes “anti-système” avait provoqué des incidents, le ministre de l’intérieur avait annoncé une réforme du code pénal afin de punir de deux ans de prison ceux qui convoquent sur un internet une manifestation qui “altère gravement l’ordre public” et de considérer la résistance passive, caractéristique des manifestations convoquées par les “indignés”, comme un délit.
Ce durcissement témoigne de la crainte qu’inspire le mouvement du 15M au gouvernement. Alors que ce dernier tente d’envoyer des messages de confiance à l’Europe et aux marchés, les images de manifestations monstres ne sont pas les bienvenues. D’autant plus que les “indignés” s’attaquent directement à la politique d’austérité du nouveau gouvernement conservateur.
Cinq raisons pour s’indigner
Le 15M donne “cinq raisons” pour s’indigner : “Pas un euro de plus pour sauver les banques, pour une éducation et un système de santé public et de qualité, non à la précarité et la réforme du marché du travail, pour un logement digne et garanti, pour un revenu minimum universel.”
Le 12 mai, les indignés ont lancé un appel à une manifestation “globale”, comme celle du 15 octobre dernier. Selon le site de Démocratie réelle maintenant (DRY), 39 pays ont répondu à l’appel.
La liste des activités prévue à Madrid , où les festivités se prolongeront jusqu’au mardi, est sans fin. Car l’enjeu est important. Par le biais d’une série d’assemblées populaires (logement, jeunesse, emploi, économie, culture…), de manifestations (devant le ministère de la santé, dans les quartiers,…) et d’actions en tous genres (cri muet le samedi à minuit à la Puerta del Sol, création d’un faux tribunal de justice citoyen pour juger les banquiers, poésie indignée, concert, pique-nique populaire…), le mouvement entend prouver qu’il n’est pas mort, un an après sa naissance.
Il y a un an…
C’était le 15 mai 2011, une semaine avant les élections locales et régionales. Une manifestation organisée à Madrid par une série de collectifs citoyens, en marge des syndicats et des associations traditionnelles, sous le slogan “Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des banquiers et des politiciens” rassemblent des dizaines de milliers de personnes, alertées par les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille.
Le soir, une poignée de manifestants occupe spontanément la place de la Puerta del Sol, bientôt rejoins par des dizaines d’autres campeurs, décidés à clamer leur colère contre le système, la dictature des marchés et la corruption politique. Rapidement, Puerta del Sol, une sorte de village autogéré, fonctionnant par le biais de l’échange de services, la gratuité, le partage et les dons des passants, surgit dans le cœur de la capitale espagnole. Autour des centaines de tentes dépliées sur la place, on trouve des cantines, une infirmerie, une bibliothèque, et même un atelier de réparation de bicyclettes et une halte-garderie. Et surtout de gigantesques assemblées populaires à l’air libre, théâtres de débats d’idées en tous genres, ouvertes à tous les « indignés » d’Espagne, foule d’anonymes qui saisissent cette occasion pour expliquer leur mal-être, y chercher des solutions et clamer qu’un autre monde est possible. Le schéma se reproduit dans toutes les grandes villes du pays. Et durant un mois, ce mouvement neuf, frais, utopiste, devient la surprise majuscule de cette Espagne que l’on croyait endormie sous le poids de la crise.
Que s’est-il passé depuis ? Le 13 juin, le campement est démantelé par la police et le mouvement prend d’autres formes. Manifestations, comités de quartiers, assemblées thématiques hebdomadaires, événements ponctuels, mobilisations ciblées, occupations d’immeubles, création de coopérative, de banques du temps et lutte contre les expulsions, le 15M continue de semer ses graines dans la société civile.
Aujourd’hui encore, à Madrid, pas un jour ne passe sans qu’une assemblée se déroule sur un sujet précis. Sans parler des assemblées de quartier, hebdomadaires, où tous les sujets sont abordés. Pour les indignés, le plus important n’est pas le nombre de gens qui participent mais la qualité des échanges et le fait que depuis un an, des milliers de cerveaux sont reliés entre eux, sur Internet, pour chercher des solutions à la crise et dessiner les contours d’un autre monde, plus solidaire. Une utopie ? Sans doute. Mais aussi un rayon de lumière dans une Espagne désenchantée.
Sandrine Morel
10 Mai 2012
Source :
http://espagne.blog.lemonde.fr/2012/05/10/indignes-un-premier-anniversaire-sous-tension/
En savoir plus : Le blog « l’Espagne désenchantée » de Sandrine Morel, Cécile Chambaud, Mathilde Gérard, journalistes au « Monde »