Par Gilles van Kote
Addis-Abeba et Gambela (Ethiopie)
Envoyé spécial
Un sol riche, un climat tropical et de l’eau en abondance : la région de Gambela, dans l’ouest du pays, est fertile. Des investisseurs étrangers y louent à vil prix des milliers d’hectares pour développer une agriculture intensive. Sans toujours se soucier de l’environnement et des populations.
[Source carte *]
Quelques kilomètres avant le village d’Ilya, dans l’ouest de l’Ethiopie, la forêt cède brutalement la place à un paysage torturé, d’où émergent souches renversées et îlots herbeux, au milieu de larges saignées d’une terre noire mise à nu par les opérations de défrichage. ” Bienvenue à la ferme Karuturi, 100 000 hectares “, indique le panneau planté au bord de la piste.
Leader mondial du marché des roses coupées, le groupe indien Karuturi Global a signé en 2010 avec l’Etat éthiopien un contrat de location de 100 000 ha de terres, assorti d’une option sur 200 000 ha supplémentaires, dans la région de Gambela. Le document de neuf pages, consultable sur Internet, fixe le loyer payé par Karuturi à 20 birrs éthiopiens (0,90 euro) par hectare et par année et la durée du bail à cinquante ans. Du classique pour ce genre de contrat.
L’Ethiopie – et la région de Gambela en particulier – est le théâtre d’une véritable course aux terres arables. Les organisations non gouvernementales (ONG), qui dénoncent le phénomène, l’appellent le ” land grabbing “ (accaparement des terres). L’achat ou la location à vil prix de centaines de milliers d’hectares, par des investisseurs le plus souvent étrangers, se sont répandus en Afrique mais aussi en Asie, en Amérique latine ou en Europe de l’Est.
” Nous préférons parler de développement des terres, affirme Birinder Singh, le manager indien qui dirige les opérations de Karuturi en Ethiopie depuis son bureau d’Addis-Abeba, situé dans un immeuble d’affaires flambant neuf. Nous contribuons au développement du pays, que ce soit en exportant et en faisant rentrer des devises, ou bien en produisant des denrées alimentaires à destination du marché local. “
Dans la région de Gambela, que certains ont rebaptisée ” Karuturiland “, les terres exploitées par le groupe indien s’étendent à perte de vue, autour d’Ilya et sur la rive gauche de la rivière Baro, dont les eaux finiront dans le Nil. Karuturi a prévu d’y cultiver le riz, le maïs, la canne et le palmier à huile. Mais les 80 kilomètres de digues construits pour contenir le Baro n’ont pas suffi : 20 000 hectares de maïs, la première récolte attendue par Karuturi, ont été détruits, en octobre 2011, par la crue de la rivière. La compagnie estime la perte à 11 millions d’euros.
Depuis, elle a fait appel à des experts néerlandais et indiens pour repenser la gestion de l’eau sur son exploitation et envisage de créer des sortes de polders. Mais Sai Ramakrishna Karuturi, le jeune patron du groupe qui affirmait il n’y a pas si longtemps vouloir ” produire pour nourrir le monde “, provoque le scepticisme des autres investisseurs. Ils estiment que ses visées sont essentiellement spéculatives. ” Karuturi fait tout ce qu’il ne faut pas faire “, déplore François Achour, un Français travaillant pour un fonds d’investissement allemand.
Le dernier exemple remonte au mois d’octobre, lorsque le défrichage d’une zone boisée a provoqué un accrochage avec les habitants d’Ilya. ” Quand nous avons entendu les machines, nous sommes aussitôt allés les arrêter, raconte un responsable du village. Ce qui se passe n’est pas bon pour nous. Ils détruisent les forêts où nous allons chercher le bois et où nous chassons chaque année les antilopes et les cochons sauvages. “ Les villageois peinent déjà à trouver du bois pour recouvrir leurs cases traditionnelles ornées de magnifiques motifs géométriques et certains d’entre eux envisagent de le remplacer par de la tôle ondulée.
Devant ce mouvement spontané de protestation, le gouvernement régional a convoqué une réunion, où il a été décidé d’épargner la zone contestée. Dorénavant, chaque samedi, une séance d’information réunit les représentants de l’entreprise et ceux du village. Selon ces derniers, Karuturi, dont le camp de base entouré de clôtures grillagées est situé de l’autre côté de la route, leur aurait également promis des groupes électrogènes.
La région de Gambela est loin de tout, et notamment des préoccupations du pouvoir central éthiopien : Addis-Abeba se trouve à une quinzaine d’heures de route, et seulement trois vols hebdomadaires relient la capitale à cette région. Sa position géographique, au pied des hauts plateaux éthiopiens et face au Soudan du Sud, ainsi que son climat, tropical, en font un monde à part.
Sa population clairsemée (307 000 habitants sur 30 000 km2, un territoire grand comme la Belgique) est essentiellement composée d’Anouaks et de Nuers, d’origine nilotique, dont les relations avec ceux qu’ils appellent avec mépris les ” highlanders “ (les gens des hauts plateaux) sont exécrables. Montrée du doigt par l’ONG Human Rights Watch, l’armée éthiopienne a toujours démenti être responsable du massacre de plusieurs centaines d’Anouaks de Gambela en 2003.
Mais ce nouvel eldorado a trois atouts : sa terre incroyablement fertile, son chaud soleil et surtout l’eau, qui dévale en abondance depuis les hauts plateaux. Ce qui explique l’engouement des investisseurs : selon le gouvernement régional, sept entreprises étrangères (quatre indiennes, deux chinoises et une saoudienne) ainsi qu’environ trois cents investisseurs éthiopiens – sur des surfaces plus modestes – y louent des terres.
Cette stratégie s’accompagne d’une déforestation massive. Saudi Star, compagnie appartenant au cheikh Mohammed Al-Amoudi, richissime Saoudien né en Ethiopie, dont le projet est de convertir 10 000 ha – et peut-être un jour jusqu’à 130 000 – à la riziculture, reconnaît avoir dû abattre environ 100 000 arbres mais affirme prévoir d’en replanter un million.
La région, dont un tiers de la superficie, soit 830 000 ha, a été placée dans une ” banque fédérale de terres ” où les investisseurs sont invités à piocher, a commencé à changer de visage. D’immenses espaces vides ou cultivés ont remplacé les frondaisons tropicales ou les hautes herbes.
Des champs de coton, cultivés majoritairement par les investisseurs éthiopiens, dont un seul serait originaire de la région, bordent maintenant la piste reliant les villes de Gambela et d’Abobo, donnant au paysage des airs de ” Deep South “ américain. Des routes de terre ont été tracées dans la savane pour permettre la circulation des poids lourds, qui projettent des nuages de poussière aux alentours.
A l’aide d’une branche, Muhammad Manzoor Khan gratte la surface du sol, au pied d’un arbre. ” Regardez cette terre, elle a tout ce qu’il faut, tout y pousse ! Pourquoi les gens d’ici ont-ils faim ? “, s’exclame ce distingué agronome pakistanais de 69 ans, chargé de la supervision du projet Saudi Star à Gambela. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), près d’un tiers de la population de la région reçoit une aide alimentaire.
L’objectif de Saudi Star est de produire 1 million de tonnes de riz de qualité supérieure par an, dont les deux tiers seront exportés, essentiellement vers le Moyen-Orient et l’Arabie saoudite. Pour assurer l’irrigation de ses rizières, un canal creusé – puis abandonné – dans les années 1980 par les Soviétiques, est en cours de prolongation. Son débit sera de 22 m3 par seconde, prélevés dans une vaste retenue d’eau située près d’Abobo. Les contrats de location de terres ne prévoient aucune limite d’utilisation des ressources naturelles.
L’activité est intense, aussi bien autour du canal, où s’affairent des engins surpuissants, que dans les rizières, où des moissonneuses effectuent les premières récoltes sur une zone d’essai de 112 hectares. Sous le soleil ardent, des experts pakistanais supervisent quelques dizaines de travailleurs éthiopiens. ” Les pluies ont été très tardives, le sol est boueux et les machines rencontrent des difficultés inhabituelles “, reconnaît l’un des techniciens, Habib Ur Rahman.
A 2 kilomètres de là, plusieurs centaines de tracteurs et de machines agricoles attendent le jour où l’exploitation tournera à plein. ” Il y en a pour 89 millions de dollars – 68 millions d’euros – “, assure Muhammad Manzoor Khan. Deux camps, baptisés Alpha et Bravo, ont été construits au milieu de la savane. Des préfabriqués y abritent les bureaux, les espaces de vie et les chambres des experts pakistanais, mais aussi de Suédois travaillant au creusement du canal. Les Ethiopiens qui occupent des emplois qualifiés, surtout des conducteurs d’engins, sont aussi logés sur place.
Les travailleurs journaliers, comme les femmes employées dans la petite unité de blanchiment du riz, sont acheminés chaque jour par bus depuis Abobo, situé à une vingtaine de kilomètres. ” Nous sommes payées 25 birrs – 1,10 euro – par jour, déclare une femme en train de replanter du riz, de l’eau jusqu’aux genoux. Nous avons demandé à plusieurs reprises des augmentations, mais sans succès. “
Saudi Star prévoit de faire travailler de 3 000 à 4 000 Ethiopiens quand son projet aura atteint sa vitesse de croisière, alors que Karuturi évoque aujourd’hui le chiffre de 20 000 emplois futurs – après en avoir fait miroiter 60 000. Pour l’heure, ce sont tout au plus quelques centaines d’emplois que les investisseurs ont créés dans la région.
Ruchi Group, une entreprise indienne qui loue 25 000 ha de l’autre côté du canal de Saudi Star, vient d’effectuer sa première récolte test de soja, une légumineuse inconnue dans cette contrée. Elle emploie aujourd’hui onze contractuels éthiopiens, payés entre 2 500 et 4 500 birrs (110 et 195 euros) par mois et encadrés par sept experts indiens. Les travailleurs journaliers, ainsi que les gardes qui assurent la sécurité, sont fournis à la demande par les autorités locales.
Ruchi Group dit vouloir associer les agriculteurs locaux à son projet. ” Nous leur avons proposé de les aider à se lancer dans la culture du soja, explique Lankella Manohar, un agronome de 38 ans qui a laissé femme et enfants en Inde pour venir cultiver cet oléagineux dans la savane éthiopienne. Pas besoin de machines : deux boeufs suffisent. Nous leur fournirons les semences et les outils la première année, quelques conseils, puis nous achèterons leur récolte. “
Ruchi Group affirme avoir l’intention d’ouvrir une usine de fabrication d’huile de soja dans la ville de Gambela, où aucune industrie n’existe actuellement. Un projet qui permettrait de créer de 1 500 à 2 000 emplois directs ou indirects et fait briller les yeux des responsables du gouvernement régional.
” Mais il n’y a que très peu d’emplois pour les populations indigènes “, affirme un Anouak pour qui l’anonymat est ” une question de vie ou de mort “. ” Les emplois sont accaparés par les “highlanders”. On fait disparaître les forêts, vitales pour les villageois qui y trouvent plantes médicinales ou racines et fruits sauvages en période de disette et peuvent y chercher refuge en cas de besoin. C’est une façon de nous déposséder… “
Depuis la chute d’Hailé Sélassié en 1975, la terre appartient à l’Etat, qui ne reconnaît ni droits coutumiers ni droits d’usage. Sans être forcément habitées, les terres louées aux investisseurs pouvaient être utilisées par les habitants pour le ramassage du bois, pour le pâturage des troupeaux ou pour des cultures périodiques, les agriculteurs locaux pratiquant la rotation des terres.
Dans la région, la question de la spoliation des terres vient se télescoper avec un programme de ” villagisation ” dont l’objectif est de déplacer 45 000 foyers d’ici à 2013 vers des agglomérations qui disposent des services de base de santé et d’éducation. Une pratique controversée, qui pourrait cacher l’intention des autorités : libérer des terres arables en vue de les louer à des investisseurs.
Dans un rapport qu’elle a consacré, en 2011, à la question de la location de terres en Ethiopie, l’ONG Oakland Institute reconnaît cependant ” n’avoir recueilli aucune preuve de déplacements de populations directement imputables aux activités d’investissement dans les terres “. Autour des pistes menant aux terres louées au sud de Gambela par Saudi Star ou par Ruchi Group, aucune trace d’occupation humaine récente n’est visible.
” Il n’y a eu aucun déplacement de population, ces terres étaient vierges, insiste Tesfaye Mulugeta, le très zélé responsable des relations publiques du gouvernement régional. Nos paysans n’ont ni les moyens d’y investir ni le savoir-faire pour les exploiter. Dites-le bien dans vos articles, dites la vérité : ces terres n’étaient utilisées par personne, et les investisseurs sont nos partenaires sur la voie du développement. Nous avons besoin d’eux. “
Saudi Star affirme avoir l’intention d’investir 1,5 milliard d’euros dans son projet de riziculture, alors que Karuturi évalue le coût de mise en culture d’un hectare à 1 500 euros. Mais que signifient de tels montants pour des villageois pratiquant l’agriculture de subsistance et assistant, vaguement inquiets, à l’irruption d’une agriculture intensive à leur porte ?
” Les terres que nous cultivions ont été cédées par les autorités régionales à un investisseur éthiopien, raconte un cultivateur de maïs du village de Perbongo, niché au creux de la forêt. Le gouvernement nous en a attribué de nouvelles, mais nous craignons qu’il décide un jour de les louer et nous demande de partir pour de bon. ” Tous les précédents en attestent : dans ce type de transactions, l’information et la consultation des populations ne sont pas de mise.
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L’or vert attise la convoitise des spéculateurs
LE TAUX DE CROISSANCE annuel du secteur agricole, en Ethiopie, dépasse 11 %, selon les chiffres officiels. L’attraction de l’or vert ne se dément pas et le gouvernement de Meles Zenawi a ouvert en grand les portes du pays aux investisseurs étrangers. ” On nous a déroulé le tapis rouge “, résume l’homme d’affaires indien Sai Ramakrishna Karuturi.
Exonérations fiscales et douanières, prix de location de la terre insignifiant, usage illimité des ressources naturelles, sans compter une main-d’oeuvre abondante et bon marché : ces atouts s’ajoutent à un environnement politique stable avec un niveau de sécurité rare dans cette région du monde.
Les entrepreneurs, indiens, chinois, arabes mais aussi occidentaux, se bousculent donc au portillon. Le gouvernement évalue à 74 millions le nombre d’hectares de terres cultivables dans le pays… pour 15 millions actuellement exploités.
On peut croiser ainsi, dans le centre de l’Ethiopie, le représentant d’une entreprise laitière néo-zélandaise dont le projet est d’acheminer par bateaux plusieurs dizaines de milliers de vaches depuis l’Océanie, de les nourrir de luzerne produite localement et d’inonder le marché du lait en poudre depuis l’Afrique jusqu’en Inde en passant par le Moyen-Orient.
Dégâts collatéraux
” C’est ici qu’il faut être, c’est ici que ça se passe, assure François Achour, directeur général d’Acazis, la filiale éthiopienne d’une entreprise allemande qui a obtenu la concession de 50 000 ha près d’Harar, dans l’Est du pays, pour produire biocarburants et huile d’arachide. Le deal est simple, l’Ethiopie nous dit : “J’ai des travailleurs et des terres vierges, apportez-moi de l’argent et de la technologie.” “
Mais n’y a-t-il pas d’autre voie pour l’Ethiopie que la conversion d’une agriculture familiale – qui fait vivre aujourd’hui, tant bien que mal, 85 % de la population – aux méthodes d’exploitation intensive, avec les dégâts sociaux et environnementaux collatéraux que l’on connaît ?
Un rapport publié en décembre 2011 par l’International Land Coalition, un réseau d’institutions internationales, de centres de recherches et d’organisations non gouvernementales (ONG), conclut à un impact globalement négatif de ” la course à la terre “ sur les petits agriculteurs des pays du Sud. Or, selon ce rapport, le phénomène concernerait 203 millions d’hectares dans le monde, dont 71 millions feraient l’objet de contrats fermes de vente ou de location.
Environ 20 % de ces terres seraient réellement exploitées, ces investissements étant souvent d’ordre spéculatif. Il peut s’agir aussi de sécuriser ses approvisionnements alimentaires, comme le fait l’Arabie saoudite. Les sociétés détenues en Ethiopie par le cheikh Mohammed Al-Amoudi, classé par le magazine américain Forbes à la 63e place des hommes les plus riches de la planète en 2011, exportent ainsi vers le golfe Persique la majeure partie de leur production. ” Notre but n’est pas seulement d’assurer la sécurité alimentaire de l’Arabie saoudite, mais de faire sortir l’Ethiopie de la pauvreté, assure cependant Nebiyu Samuel, conseiller du cheikh. C’est une stratégie gagnant-gagnant. “
Cette hypothèse pourrait s’envisager si les Etats étaient en mesure de faire respecter les droits fonciers existants, d’imposer des contreparties et de dicter un cahier des charges aux investisseurs. Mais l’exemple éthiopien tend à montrer que c’est une illusion. ” Le suivi de l’application des contrats semble faible, voire inexistant “, estime l’ONG Oakland Institute, qui n’a relevé qu’un seul cas d’inspection par les autorités. Et il concernait un investisseur éthiopien.
Les obligations fixées par les contrats de location de terres sont souvent vagues, nulle sanction n’est prévue en cas de non-respect. Les entreprises sont ainsi censées remettre une enquête d’impact environnemental dans les trois mois suivant la signature du contrat. Les trois firmes sollicitées par Le Monde ont répondu qu’elles avaient bien fait réaliser cette enquête. Aucune n’a été en mesure de la communiquer.
G. v. K.
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Source : article publié dans le Monde daté du 6 janvier 2012 ; http://www.lemonde.fr
* Source carte de l’Ethiopie :
http://www.ethiquable.coop/fr/filieres-impacts/cafe/cafe/producteurs/oromia.php